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Trente ans plus tard, l’ombre de Monté Melkonian plane toujours sur la guerre du Haut-Karabakh

Portrait de Monté Melkonian, un des commandants les plus célèbres et reconnus de la guerre du Haut-Karabakh, sous fond de drapeau arménien. Photo d’Alexis Pazoumian pour https://www.liberation.fr/photographie/2020/08/26/artsakh-cause-sacree_1797690.

Trente ans plus tard, l’ombre de Monté Melkonian plane toujours sur la guerre du Haut-Karabakh

Dimanche 27 septembre dernier, l’Azerbaïdjan a lancé une offensive de grande envergure dans la région montagneuse du Haut-Karabakh (ou Artsakh, en arménien) qui se situe en frontière de l’Arménie. Le but est clair : reconquérir par la force le territoire perdu à la suite du cessez-le-feu de 1994, qui avait mis fin à une première guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Celle-ci, longue de six années (1988-1994), avait provoqué la mort de près de 30 000 personnes : les réfugiés des deux camps se comptant, eux, par centaines de milliers. Et si l’on désire comprendre les combats, les enjeux qui se trament en ce moment même dans cette région du monde si complexe, il est intéressant de faire un retour en arrière pour découvrir un personnage clé de la guerre (en son temps) : le commandant arménien Monté Melkonian, décédé en juin 1993, dont l’héritage de ses idées continue d’être un véritable mantra pour les forces armées du pays.

Genèse d’une histoire singulière

Monté Melkonian, c’est avant tout une histoire comme il n’en existe nulle part aillleurs, racontée et détaillée par son frère Markar dans l’ouvrage Sur la route de mon frère. Né et ayant grandi à Fresno, dans la Vallée Centrale de Californie, Melkonian ne connaissait guère l’arménien et avait ainsi peu de liens avec ses origines maternelles durant sa jeunesse. Après ses études universitaires, où ses sentiments sur les Arméniens s’éveillèrent, il déclina son admission en troisième cycle à l’université d’Oxford pour se rendre au Moyen-Orient. Lors de ses séjours en Iran et au Liban, Monté Melkonian, socialiste convaincu, lutta pour la justice sociale et la défense des communautés de la diaspora arménienne. Entre 1980 et 1984, il s’impliquera aussi beaucoup dans l’Asala (Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie), groupe armé d’inspiration marxiste-léniniste dont les objectifs principaux furent de forcer le gouvernement turc à reconnaître le génocide arménien et unifier les territoires peuplés (ou peuplés avant le génocide) d’Arméniens (Turquie, Iran et ex-URSS) en une nation arménienne. En 1990, Melkonian finit par s’installer avec sa femme Séta en Arménie, alors encore sous domination soviétique, mais sur le point de devenir indépendante. Lorsqu’il eut connaissance des pogroms d’Arméniens en Azerbaïdjan et des hostilités croissantes visant les populations arméniennes en Artsakh, Melkonian partit pour le front. Pleinement convaincu de l’idée que si les Arméniens perdaient ce territoire, le reste de l’Arménie serait rapidement la proie des « agresseurs » azerbaïdjanais et turcs, selon ses mots. Devenant donc volontaire arméno-américain, celui que l’on surnommait « Avo » sur le champ de bataille finit par gravir tous les échelons militaires ; au point de devenir le commandant d’une guerre pour laquelle, tué par des militaires azerbaïdjanais, il laissa sa vie. Et rentra définitivement dans le coeur de tous les arméniens qui, en ces temps d’escarmouches meurtrières, « ressuscitent » son esprit.

« Si nous perdons l’Artsakh, nous tournerons la page finale de l’histoire de notre peuple… »

Car au-delà de ses capacités militaires, Monté Melkonian est resté célèbre pour son éloquence et ses discours. Par sa capacité à exposer clairement les motifs pour lesquels l’Artsakh compte autant pour les Arméniens. Ses messages, qui devinrent les messages de la nation arménienne tout entière, trouvèrent ainsi un écho à travers le monde. Melkonian, avec beaucoup de clairvoyance, avait notamment eu cette phrase en 1993 : « Si nous perdons l’Artsakh, nous tournerons la page finale de l’histoire de notre peuple… ». Et c’est cette idée qui continue à se perpétuer, aujourd’hui, parmi la population arménienne et sa diaspora présente aux quatre coins du monde. En témoigne cet homme qui, pour Libération, expliquait le 2 octobre dernier qu’avoir découvert le grand destin de Monté Melkonian lui a, selon ses dires, « retourné la tête […] et je me suis dit que ma place était en Arménie. Je suis venu souvent, j’ai participé à plusieurs camps d’entraînement militaire ». Une sorte de révélation. Le jour où il a appris que la guerre venait à nouveau d’éclater, l’homme a abandonné son poste dans une entreprise d’ingénierie urbaine pour rejoindre un groupe de volontaires à Erevan. Avant de migrer vers le Haut-Karabakh, après quelques jours de remise à niveau. Et ceci n’est qu’un exemple de l’héritage laissé par Monté Melkonian. La chaîne de télévision publique arménienne Armenia 1 n’hésite actuellement pas à diffuser des vidéos d’archives (années1992-1993) de la guerre du Karabakh, où l’on voit Melkonian donner des consignes à ses troupes. Sonnant comme un rappel historique. Dans un autre registre, plus technologique, un groupe de hackers arméniens s’est autoproclamé la « Monte Melkonian Cyber Army ». Son objectif ? Toujours le même, à savoir attaquer et riposter face à leurs homologues azerbaïdjanais. Le groupe est, bien sûr, particulièrement actif depuis la reprise du conflit. Autant d’exemples, donc, qui montrent que la mémoire de Monté Melkonian demeure bel et bien vivace dans cette guerre sans fin. Autant d’exemples qui prouvent à quel point le commandant « Avo » a laissé une trace indélébile dans l’histoire du Caucase.

Une issue du conflit très incertaine

Reste désormais à connaître la tournure que va prendre cette nouvelle guerre entre arméniens et azerbaïdjanais. Ces derniers étant militairement soutenus, rappelons-le, par des forces turques ; proximité entre les présidents Aliev et Erdogan oblige, la Turquie et l’Azerbaïdjan s’étant mutuellement décrits comme « une seule nation avec deux États ». Mais des mercenaires djihadistes ramenés de Syrie combattent également pour le régime d’Aliev, sous la bénédiction d’Erdogan  (éléments démontrés par l’agence de presse Reuters : https://www.reuters.com/article/us-armenia-azerbaijan-turkey-syria-idUSKBN26J25A). Face à cela, quelle sera la réaction du groupe de Minsk (co-présidé par la France, les Etats-Unis et la Russie) ? Vont-ils pousser les belligérants à négocier un accord ? Y parviendront-ils ? Prendront-ils au final, indirectement ou non, le parti d’un des deux camps ? Le dissident soviétique et prix Nobel de la paix, Andreï Sakharov avait lui résumé les choses ainsi au tout début du conflit, en septembre 1989 : « Le Karabakh est une question de survie pour les Arméniens et d’orgueil national pour l’Azerbaïdjan ».

Un mot d’ordre qui, trente ans après, demeure plus que jamais d’actualité.

Théo Sivazlian.

Article du site: https://buzzles.org/2020/10/11/trente-ans-plus-tard-lombre-de-monte-melkonian-plane-toujours-sur-la-guerre-du-haut-karabakh/?fbclid=IwAR1MOrdfbgNroAngq36Ezgm0vbm8q5xEL0vf9kVH7odgMml5k5HvJSnlLGg