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Les traditions peuvent-elles tout justifier ? Une réflexion sur le statut des femmes arméniennes

Par Anahit of Erebuni, publié initialement en anglais le 4 novembre 2017

L’autre jour, alors que je recherchais des textes d’écrivaines arméniennes, je suis tombée sur un document en français dans les archives numériques de la Bibliothèque nationale de France. Ce document, intitulé « la femme arménienne», est la transcription d’une conférence présentée par Archag Tchobanian (1872-1954), écrivain et poète arménien, ayant eu lieu à Paris le 18 janvier 1917. Ma première réaction a été l’enthousiasme : j’étais agréablement surprise de voir que toute une conférence avait été consacrée au statut de la femme arménienne, surtout lorsqu’on sait à quel point notre société est patriarcale. J’espérais que le document parle des atrocités subies par les femmes arméniennes et perpétrées non seulement dans le cadre du génocide, mais aussi à travers des traditions toxiques qui confèrent aux femmes le statut de citoyenne de seconde zone dans leur propre société. Et bien que les intentions du document étaient en effet de célébrer la résilience des femmes arméniennes au cours de l’histoire, j’ai trouvé beaucoup d’éléments assez déroutants.

la femme armenienne

Tout d’abord, j’aimerais analyser le nom de la conférence. « La femme arménienne ». Singulier. Pourquoi pas « les femmes arméniennes », au pluriel? Rien qu’en lisant ça, j’étais déjà un peu méfiante quant aux objectifs du document : les femmes arméniennes sont-elles vraiment toutes identiques? Doivent-elles l’être? La réponse est, bien sûr, non. Cette manie de faire référence aux femmes au singulier (« La femme ») s’étend au-delà de la société arménienne. Pourquoi écartons-nous toujours intentionnellement la pluralité des femmes? Souvent, l’intention n’est pas vraiment de transcrire la réalité, mais plutôt d’imposer indirectement un modèle. Nous ne parlons pas de ce que sont les femmes arméniennes, mais de ce qu’elles devraient être. Nous fixons un certain nombre de valeurs auxquelles toutes les femmes arméniennes doivent se conformer, sans quoi leur arménité serait remise en question. Alors, comment Archag Tchobanian définit-il ce modèle?

Archag Tchobanian définit les caractéristiques de « la femme arménienne » comme suit :

– « un attachement profond, presque religieux, au foyer » ;

– « une fidélité inébranlable aux traditions et aux croyances nationales » ;

– « le dévouement » ;

– « la modestie » ;

– « le dur labeur » ;

– « le don artistique ».

L’image donnée ici est essentiellement l’image romancée d’une femme brillante qui se sacrifie pour les autres : pour sa famille (elle prend soin de leurs besoins, elle est modeste, c’est-à-dire qu’elle est discrète dans son comportement et son apparence, elle n’est pas le centre de l’attention, elle ne se met pas au premier plan), et pour sa patrie (elle est fidèle aux traditions, elle travaille dur et est source de beauté grâce à son talent artistique). Bien sûr, ce sont de belles valeurs, mais elles ne le sont que si vous les choisissez, pas si elles vous sont imposées de force, pas si vos droits humains en résultent violés, et surtout pas si votre bien-être individuel en est compromis.

Tchobanian reconnaît qu’il existe effectivement des violations des droits humains des femmes (il ne parle pas explicitement de droits humains, mais il donne des exemples qui le prouvent), mais d’une manière assez intéressante : il extériorise la source du problème afin de libérer les Arméniens de leur culpabilité quant aux systèmes ayant été imposés aux femmes. Et lorsqu’on déculpabilise quelqu’un, on libère aussi cette personne de toute responsabilité. Pour Tchobanian, si dans certains villages d’Arménie, les femmes devaient voiler la moitié de leurs visages et ne pouvaient presque jamais sortir de chez elles, si elles étaient soumises à la volonté et à la protection des hommes, si les jeunes filles et les femmes mariées ne pouvaient parler que si on leur adressait la parole d’abord ou si leurs belles-mères les en autorisaient… tout ça c’était dû à l’influence des Tatars et des Turcs. Mais que cette influence externe soit avérée ou non, le fait est que le peuple arménien a effectivement adopté ces pratiques abusives, ce qui en fait désormais automatiquement un problème arménien et nous donne la responsabilité de reconnaître et de résoudre ce problème nous-mêmes.

Tchobanian tente également d’amenuiser le problème en disant que ces abus se produisaient principalement dans les villages et que cette « influence étrangère » a totalement été rejetée dans les grandes villes. C’est ce qu’il disait en 1917… Comment se fait-il alors qu’aujourd’hui, en 2018, des femmes arméniennes, que ce soit en Arménie ou en Diaspora, soient toujours confinées chez elles, et pas seulement dans les villages? Comment se fait-il qu’elles soient encore victimes d’abus et en particulier de violences domestiques aux mains de leurs époux et belles familles? Tout ceci me fait vraiment douter du fait que la situation était vraiment différente en 1917.

En 2017, c’est avec beaucoup de difficultés que les militant.e.s féministes et des droits humains ont réussi à faire adopter une loi pour combattre la violence domestique par l’Assemblée nationale arménienne. Les détracteurs de cette loi l’accusaient d’être une tentative de saper les valeurs de la famille arménienne. Mais que veulent-ils dire par là ? Est-ce anti-arménien de ne pas battre sa femme ou de respecter les droits des femmes? Si une femme dénonce les abus qu’elle subit entre les mains de sa propre famille, alors elle menace les valeurs et la stabilité de celle-ci? Donc les agresseurs ne sont que les gardiens de l’institution familiale et de ses si belles traditions? Ne serait-ce pas plutôt les agresseurs qui menacent les valeurs de la famille en opprimant ses membres? Les critiques disent que non, ils agissent juste en bons Arméniens. Au moins ici, ils ne blâment plus les Tatars et les Turcs pour leur comportement abusif.

Outre la culpabilisation habituelle des victimes, voici à nouveau une conclusion problématique qui était également un argument d’Archag Tchobanian : ce qui définit les Arméniens et en particulier les femmes arméniennes, c’est leur fidélité aux traditions. D’accord, c’est beau d’avoir des traditions, mais ça l’est sans doute moins lorsque certains abus sont qualifiés de « traditionnels ». Ça l’est sans doute moins quand les femmes sont « traditionnellement » traitées comme des citoyennes de seconde zone. Ça l’est sans doute moins quand on qualifie de « traditionnel » la violation des droits humains, de l’individualité et du libre arbitre des femmes. Ça l’est sans doute moins quand l’arménité des femmes est remise en question si elles dénoncent ces « traditions » abusives. Et si on s’en tenait à promouvoir des traditions positives, comme par exemple nos traditions culinaires, et qu’on se débarrassait de la « tradition » d’abuser de nos femmes? C’est juste une suggestion.