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Le jugement à Istanbul de Vahakn Dadrian et Taner Akçam

À l’issue de la seconde guerre mondiale, les dirigeants nazis ont été traduits devant le Tribunal de Nuremberg. On le sait moins : après la première guerre mondiale se sont aussi tenus, dans l’Empire ottoman moribond et vaincu, sous l’impulsion des Alliés notamment, des procès, ceux des dirigeants Jeunes-Turcs du Comité Union et Progrès (CUP). De 1919 à 1922, un Tribunal militaire spécial ottoman a jugé des responsables du CUP, accusés d’avoir fait de leur organisation un État dans l’État, coupable de crimes contre l’humanité.

Face au négationnisme, il est capital de connaître le détail de ces procès, or, jusqu’à présent, divers obstacles s’y opposaient. Le travail remarquable des deux historiens Vahakn N. Dadrian et Taner Akçam, spécialistes du génocide, mais aussi capables, entre autres, de lire les documents d’archives dans leur langue originale (le turc ottoman), a enfin donné lieu à une traduction française parue en 2015.

Les documents d’archives judiciaires et parlementaires ne sont livrés que dans le dernier chapitre de leur livre, tant il était nécessaire de fournir préalablement les clés de leur compréhension. Dans la première partie, Dadrian explique le contexte dans lequel se sont tenus les procès : la défaite, la constitution des cours martiales et leur fonctionnement. Au début de la deuxième partie, Akçam analyse en particulier le retentissement des procès dans la presse turque de l’époque.

Ces procès ont débouché sur dix-huit condamnations à mort, dont trois ont été appliquées, les principaux responsables du génocide, Talaat, Enver et Djemal, faisant partie des quinze accusés en fuite condamnés à mort in abstentia. Pour ces trois anciens ministres et quelques autres, la sentence sera appliquée par les militants arméniens de l’Opération Némésis, comme l’exécution de Talaat à Berlin par Soghomon Tehlirian.

À travers la reconstitution minutieuse des procès, Dadrian et Akçam en viennent à une réflexion plus générale sur l’émergence d’une loi pénale internationale, mais montrent aussi que le Tribunal a « graduellement perdu de son efficacité », en raison des rapports de force. Ainsi, Mustafa Kemal, condamné à mort en 1920, a réussi, par ses victoires et son instrumentalisation du nationalisme, à renverser complètement la situation en sa faveur.

C’est l’un des points sur lesquels insiste Gérard Chaliand dans sa préface, rappelant que Kemal « entrait en triomphateur à Istanbul début novembre 1922 » ; tandis que les présidents des associations française et belge d’avocats et juristes arméniens, dans leur postface commune, soulignent que ces procès visaient à « accabler » le CUP et « laver l’honneur » des nouveaux dirigeants turcs mais non à « rendre justice aux Arméniens », c’est pourquoi les deux avocats plaident en faveur d’« une justice reconstructive entre Arméniens et Turcs » qui reste à développer.

Vahakn N. Dadrian, Taner Akçam, Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des Arméniens. Préface de Gérard Chaliand, postface d’Alexandre Couyoumdjian et Stéphane Mirdikian, Éditions de l’Aube (2015), 395 p., 26 €.