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L’engagement des Arméniens d’Abkhazie pour l’Artsakh

Les Arméniens d’Abkhazie, qui représentaient officiellement au début de l’année 2020 près de 17% de la population d’Abkhazie soit 42 000 personnes, sont arrivés dans la région par vagues successives. Presque exclusivement originaires du nord-est de la Turquie – Trébizonde, Ordu, Djanik – leur immigration en Abkhazie a fait suite aux politiques russes d’échanges de populations des années 1870, aux « massacres hamidiens » de la fin du XIXème siècle et au génocide arménien. Durant le XXème siècle, ils démontrèrent une activité culturelle forte, à la fois empreinte des symboles nationaux arméniens mais aussi de leur culture hamshen originelle, dont la langue constitue aujourd’hui l’héritage le plus remarquable. Pendant la guerre de 1992-1993 opposant Abkhazes et Géorgiens, une grande partie des Arméniens d’Abkhazie fait le choix de l’émigration en Russie, plus précisément en Russie du sud, dans les villes de Sochi, Adler et Krasnodar. Néanmoins, à la suite de pillages des villages arméniens par les forces irrégulières géorgiennes, les Arméniens restés en Abkhazie décident de combattre aux côtés des Abkhazes et montent un bataillon arménien, le « bataillon Baghramyan ». Celui-ci aura durant la guerre un rôle d’importance, inscrivant les Arméniens d’Abkhazie dans la mémoire de guerre abkhaze. Les Géorgiens gardent toutefois un souvenir amer de cette participation arménienne à la guerre d’Abkhazie et la mention du « bataillon arménien » reste récurrente dans la rhétorique nationaliste géorgienne pour disqualifier les revendications arméniennes en Géorgie mais aussi celles liées à l’Artsakh.

Les Arméniens d’Abkhazie et l’Artsakh

L’amitié liant les Arméniens d’Abkhazie au Arméniens d’Artsakh remonte à la première guerre du Karabagh et est liée à plusieurs facteurs. Premièrement, plusieurs aides militaires ont été effectuées depuis les années 1990. En 1992, un groupe de volontaires arméniens d’Artsakh serait venu en Abkhazie pour apporter une aide aux Abkhazes aux côtés des Arméniens d’Abkhazie. En avril 2016, ces-derniers rendent la pareille en envoyant une brigade afin de combattre avec les Arméniens d’Artsakh durant la « Guerre des Quatre-Jours ». Si ces assistances militaires restaient essentiellement symboliques, elles témoignent de la forte entente mutuelle liant Artsakhiotes et Arméniens d’Abkhazie. Deuxièmement, cette amitié est liée au statut des républiques d’Artsakh et d’Abkhazie, toutes deux non-reconnues à l’international. Des traités et accords lient Artsakh et Abkhazie, et le consul honoraire d’Abkhazie en Artsakh se trouve être Vagharshak Kosyan, un des commandants du « bataillon Baghramyan ». Galoust Trapizonian, lui aussi grande figure du « bataillon Baghramyan » et président de la « Communauté Arménienne d’Abkhazie » (CAA) – seule organisation arménienne d’Abkhazie organisant la vie communautaire – se rendait ainsi quatre à cinq fois par an en Artsakh. Des échanges culturels s’effectuaient régulièrement, amenant par exemple l’Ensemble national d’Artsakh à performer à Soukhoum/i en 2019. De plus, lorsqu’avaient lieu des élections présidentielles en Abkhazie ou en Artsakh, des délégations se rendaient dans le pays concerné afin de témoigner de leur soutien. Ces raisons font dire à Trapizonian que les relations avec l’Artsakh sont « très bonnes, meilleures qu’avec l’Arménie », puisque cette-dernière ne reconnaît pas l’Abkhazie et entretient une relation distante avec la communauté arménienne d’Abkhazie.

La mobilisation des Arméniens d’Abkhazie pendant la deuxième guerre du Karabagh

Dès la lancée de l’offensive azerbaidjanaise du 27 septembre 2020, les Arméniens d’Abkhazie se mobilisent. Leur aide se manifestera sous plusieurs aspects et sera coordonnée tout du long par la CAA. Premièrement, des collectes d’argent sont organisées. La CAA annonce ainsi le 19 octobre avec envoyé au Ministère des finances de la République d’Artsakh près de 11 245 000 roubles (l’équivalent de près de 124 230 euros), ce qui représente une somme colossale compte-tenu de la situation économique des Arméniens d’Abkhazie. Il est à supposer que des Arméniens de Russie du sud ont également contribué à la somme. Les contributions ne sont pas seulement effectuées dans le cadre de l’action de la CAA mais aussi par le biais d’autres plateformes telles que le « Hayastan All-Armenian Fun ». Deuxièmement, l’aide est matérielle, avec l’envoi de médicaments, de nourriture mais aussi de matériel militaire tel que des gilets pare-balles. Enfin, l’assistance portée par les Arméniens d’Abkhazie à l’Artsakh consiste également en l’envoi de volontaires. Dans un premier temps, les membres de la communauté échangent sur les réseaux sociaux des informations sur les différents vols reliant la Russie à l’Arménie (la frontière russo-abkhaze est en effet ouverte, permettant les départs depuis la ville de Sotchi). Dans un second temps, la CAA organise les départs de volontaires. Trapizonian confie que certains seraient partis dès le 9 octobre pour aller combattre mais auraient été renvoyés, les forces armées artsakhiotes et arméniennes ayant émis des restrictions quant à la participation de volontaires dénués d’expérience militaire. C’est pour cette raison qu’est formée début novembre une brigade forte d’une vingtaine de personnes, toutes dotées d’une formation militaire conventionnelle ou obtenue lors des conflits en l’Afghanistan, au Donbass ou en Abkhazie. Accompagnée par l’assistant du Président de la République d’Abkhazie, Akhra Avidzba (qui démissionnera peu de temps après), qui déclare que « chaque Arménien de souche a le droit de défendre sa patrie » avant de leur souhaiter « aiaaira » (« victoire » en abkhaze), le groupe s’envole le 6 novembre de Sotchi. Soumis à trois jours de quarantaine à leur arrivée, les membres de la brigade rencontrent le Président de la République d’Artsakh Arayik Haroutiounyan mais ne participeront aux combats que pour une journée, le 10 novembre voyant signés les accords de cessez-le-feu. Le 12 novembre, le bureau du procureur général d’Azerbaïdjan ouvrira une procédure pénale contre les membres de la brigade pour avoir « illégalement traversé les frontières de l’Azerbaïdjan » et « participé à des activités criminelles ». Il est à supposer que cette annonce constitue un signal envoyé à la Géorgie, qui a certainement vu d’un mauvais œil l’envoi de volontaires depuis une région qu’elle revendique comme faisant partie de son territoire.

L’Artsakh vue depuis l’Abkhazie : quelle suite ?

S’il est évident qu’en Abkhazie une grande partie de la population abkhaze soutenait l’Artsakh durant la guerre en raison de la perception d’une similarité entre les destins historiques des peuples abkhaze et artsakhiote, plusieurs éléments introduisent une certaine complexité dans les relations liant l’Abkhazie à l’Artsakh.

Premièrement, l’Abkhazie étant économiquement, énergétiquement et militairement dépendante de la Russie, les représentants arméniens d’Abkhazie et abkhazes ne peuvent se permettre de dénoncer l’indifférence russe durant la guerre ni sa participation active aux accords de cessez-le-feu favorisant largement l’Azerbaïdjan. Ainsi, lorsque Trapizonian s’exprime le 12 novembre, deux jours après la signature des accords, il affirme que la responsabilité de la défaite incombe largement au Premier Ministre arménien, Nikol Pachinyan, et à sa politique étrangère dans le sens d’une certaine indépendance vis-à-vis de la Russie. Il se prononce durant le même entretien en faveur de la démission de Pachinyan.

Deuxièmement, les responsables abkhazes sont actuellement activement engagés dans une politique de rapatriement de la diaspora abkhaze de Turquie en Abkhazie. De ce fait, prendre parti pour l’Artsakh impliquerait indirectement la dénonciation de la participation active de la Turquie aux côtés de l’Azerbaïdjan pendant la guerre. Cette position présentant un risque au regard de la population abkhaze vivant en Turquie et acquise, au moins pour une grande partie d’entre-elle, aux intérêts turcs, il n’y a pas eu en Abkhazie de positionnement clair en faveur de l’Artsakh. Certaines voix en Abkhazie, rapidement décrédibilisées pour leur naïveté, mettaient d’ailleurs en garde contre une telle option, qui mettrait en péril une éventuelle reconnaissance de l’Abkhazie par la Turquie. En outre, Astamour Logua, président de la commission parlementaire abkhaze pour les relations internationales, a confié lors d’un entretien que des représentants du parti politique turc Vatan (« Patrie ») – soutiens du nouveau président de Chypre du Nord, Ersin Tatar, et de la reconnaissance de l’indépendance de l’Abkhazie par la communauté internationale – se sont rendus en Abkhazie et ont conclu un accord avec la commission. Il est donc à supposer que l’Abkhazie ne peut prendre parti en faveur de l’Artsakh sans mettre en péril le soutien de ses alliés en Turquie, sa quête de reconnaissance et le retour de la diaspora abkhaze de Turquie faisant partie de ses principaux objectifs. Logua a ainsi souligné en entretien qu’en dépit d’un mémorandum signé entre les ministères des Affaires Etrangères d’Artsakh et d’Abkhazie, aucun document ne confirme une reconnaissance mutuelle entre les républiques. De plus, ajoute-t-il, l’Artsakh n’a pas adhéré à la Communauté pour la Démocratie et le Droit des Nations, formée en, 2006 à Tiraspol (Transnistrie) et réunissant l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et la Transnistrie.

Dans le contexte actuel, malgré la mobilisation conséquente des Arméniens d’Abkhazie, il est donc permis de douter que l’Abkhazie s’inscrira dans une position opposée à celle de la Turquie et, surtout, de la Russie.

H.T.